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[François Kokelaere]

Nous, on est danseuses chez Wofa! Notre directeur, c’est un "foté", un blanc mais pas un blanc façon comme les autres, un blanc que les guinéens disent que c’est un vrai guinéen, tellement ça fait longtemps qu’il vient en Guinée. Quand il parle, on dirait un griot, c’est pourquoi on l’appelle "foté Djeli", le "griot blanc". Nous on sait que c’est pas un vrai guinéen car il ne nous frappe pas, c’est pas comme dans les ballets où on prend des coups quand on se trompe.

Il s’appelle "Monsieur François". Il est gentil mais il crie beaucoup sur nous. Quand il est fâché il nous appelle "tête de bois" ou "tête de pierre" ou il nous dit d’aller vendre du poisson au port de Boulbinet. Ca nous fait rire mais on a peur quand même.

Il nous fait faire des choses qu’on a jamais faites dans les ballets: danser en avant, en arrière, commencer à gauche et à droite, en diagonale, en triangle, en carré, plein de choses qu’on ne comprend pas mais on les fait quand même car comme ça il est content et il nous paie l’eau glacée, un sandwich et le transport.

Il veut qu’on commence la répétition à huit heures zéro, zéro... C’est difficile car il faut être là à 7h30 car des fois, avec l’embouteillage et les problèmes de "magbana", on arrive en retard. Alors, il ne nous regarde même pas et nous dit d’aller nous asseoir sans danser. On peut rester des heures à attendre. A ce moment là, on a très peur qu’il mette à notre place une stagiaire et qu’il nous chasse. Comme c’est lui le patron, on patiente et quand il accepte qu’on danse, on lui promet de ne plus recommencer, "au moins jusqu’à la prochaine fois" répond-il et il sourit... Pour se rattraper, on danse comme des folles pour bien lui montrer qu’on est meilleure que les stagiaires. Mais on s’en fout car de toutes façons quand il n’est pas là, on ne va pas à la répétition et il ne le sait pas!

Avant de commencer, il nous fait laver le sol car il dit que c’est trop sale, "qu’on ne peut pas travailler dans des conditions pareilles". Il a raison car la nuit, la salle de répétition sert de bergerie et les gens du quartier y mettent des moutons. Qu’est-ce qu’on rigole quand un agneau en pleine répétition traverse la salle pour venir chercher sa mère! Il faut voir la tête du "foté"! Il dit "c’est pas possible" et tout le monde éclate de rire.

Il nous fait faire des exercices bizarres qu’on ne comprend pas mais pourtant c’est marrant. Il nous dit de "lever les yeux", de "garder nos espaces", de nous "aligner sur la scène", de "respecter la cadence", il dit que c’est "Wofa détail" et pas "Wofa quartier". On n’a jamais appris ça dans les ballets, sauf des pas, beaucoup de pas mais il lui, il s’en fout des pas, ce qui compte c’est comment on se comporte sur la scène. Il crie trop quand on oublie ce qu’il a dit.

Il dit: "Mais qui m’a mis des danseuses pareilles ?" Pourtant quand on était dans les ballets les gens disaient qu’on était les meilleures danseuses, les solistes mais avec lui, on a l’impression de rien connaître. Les gens nous ont sûrement menti! Et puis il ne prend que des grandes filles car il dit que c’est ça que les blancs aiment. Ils sont bizarres les blancs, ici plus une femme est grosse plus les hommes aiment ça. Les maigres comme nous, on dit qu’elles sont malades. Pour les blancs c’est le contraire.

Nous on accepte tout ça parce qu’il nous paie très bien. Quand on revient de tournée avec leurs drôles de billets les "zeuro" et les "dollaraméricain", quand on change sur le trottoir de la poste à "wall street" comme on appelle, ça fait des millions. Oui des millions de francs guinéens, je jure et ça nous donne beaucoup de problèmes avec la famille car tout le monde veut un peu et à force de donner un peu, un peu ... après il n’y a plus rien et on attend avec impatience la prochaine tournée pour avoir encore beaucoup de "zeuro" et de "dollaraméricain"... Mais ça recommence toujours et dès qu’on rentre la famille veut un peu, un peu, toujours plus en fait... C’est difficile en Afrique car dès qu’on gagne de l’argent, tout le monde veut sa part même ceux qui ne travaillent pas. Tout le monde est tellement jaloux de notre argent. Si on ne le donne pas ils disent qu’on est gonflé, égoïste, mauvais enfant et qu’ils vont nous marabouter. On a très peur et on préfère leur donner. Quand il n’y a plus d’argent, tout le monde est fâché et ils ne nous croient pas, ils disent qu’on est des menteurs et les ennuis recommencent. C’est pas facile...

Avant, quand on était dans les ballets, la famille savait qu’on avait rien. Les directeurs nous donnaient mille francs guinéens de temps en temps et nous disaient qu’on aurait plus la prochaine fois mais la prochaine fois, s’était toujours mille francs et jamais plus. Au moins la famille nous laissait tranquille alors que maintenant avec nos millions, on a beaucoup de problèmes.

L’autre jour à la répétition, on était tellement fatiguées, il faisait tellement chaud, que quand le "foté" a travaillé la percussion avec les garçons, on s’est couchées sur le sol et on a dormi. "Foté" était fâché! Il a dit qu’il ne nous payait pas pour dormir, ni pour nous apprendre à danser. Il a dit qu’il voulait travailler avec des professionnelles. On ne sait pas ce que ça veut dire mais on sait que ce qu’on fait c’est pas bien.

Les garçons, ils ont autant de problèmes que nous! Il les traite de "faux musiciens" quand ils n’arrivent pas à jouer ce qu’il leur demande, ça le rend fou, il devient tout rouge et se retourne vers N’Ta’ Abou et lui dit "Abou, est-ce que tu ne peux pas me trouver des vrais musiciens à Conakry ?" Abou, il sourit et fait comme s’il n’avait pas entendu et essaie de faire jouer les garçons. Il n’y a que lui qui comprend ce qu’il veut, même N’Tabou n’arrive pas à les faire jouer. Comme les garçons ont honte, ils crient mais le "foté", ça ne lui dit rien, il n’a pas peur. Des fois, il prend les baguettes et joue des choses que personne ne comprend, même N’Tabou qui pourtant est un champion. Là, les garçons ont trop honte surtout devant les gens du quartier... Là, c’est des problèmes... Le "foté", il nous demande des choses? Vraiment... Des choses de "foté"!

Lui et Abou, ils se connaissent très bien. Il parait que c’est eux qui ont fait La Percussion: "La Percussion de Guinée". Il parait que c’est un groupe qui avait les meilleurs batteurs de la Guinée. Quand les batteurs en parlent au quartier, ils disent que c’était le meilleur groupe de percussion d’Afrique et même du monde et que c’était pour la Guinée. Mais il y a longtemps. Il y en a même qui disent que c’était au temps de Sékou Touré, alors... Il parait que c’est le "foté" qui a fait ça. Il doit être drôlement intelligent car les batteurs, ils sont encore plus difficiles que les danseuses...

Quand on parle de lui de l’autre côté, les gens disent qu’on a beaucoup de chance de travailler avec lui. Ils ne savent pas combien il nous fait souffrir à la répétition et qu’il n’a pas pitié de nous.

En fait, on l’aime bien notre "foté" parce que c’est un vrai artiste. Il a tellement d’idées et il veut que Wofa soit toujours meilleur. Quand on a compris ce qu’il veut, il est content, il sourit, il blague avec nous, il dit "ta na na ki", "c’est ça" en Soussou. Il chante tous les rythmes comme s’il les jouait, il parait qu’il est aussi musicien. On dirait qu’il a un génie avec lui car pour durer aussi longtemps en Guinée, il faut qu’il soit drôlement bien protégé.

Des fois, il y a des hautes personnalités qui viennent voir la répétition, on joue deux fois plus comme des fous et quand elles sont bouches bées, le "foté" est très fier de nous et nous aussi de lui.

Nous on sait bien que les spectacles sont très bons car partout où on va, dans le monde entier, les gens disent que Wofa, c’est le meilleur ballet d’Afrique et les "foté", ils s’y connaissent dit!

Conakry le 10/06/2002.

[FBat]

Eh M'sieur Francois...

Tu as laissé le clavier aux danseuses ? génial... on le vit, on est présent en spectateur de leur vie de tous les jours.
J'ai l'impression de retrouver mon enfance en afrique ... pourtant rien à voir ... mais l'impression est là ! l'ambiance, les remarques.

Je n'avais pas encore vu cet article pourtant il est du mois de Juin...

un autre Francois !...

[Bada]

excelent, j'ai vraiment pris du plaisir à lire cette article.
La redaction est plutot insolite, c sympa !!!

[Jojo07]

Chouette, je découvre aussi (mieux vaut tard que jamais !) cet article très amusant. Ca me donne envie de partir à Conakry, voir comment tournent les répètes des différents ballets, à Gbessia, Matam, Simbaya, ...
De retrouver les amis, d'aller danser comme un foté qui ne sais pas (ben oui !) aux dounounbas avec les amis qui savent et qui dansent aux ballets.

C'est marrant que ça me fasse penser ça, ça n'a pas vraiment de rapport direct avec l'article, mais pourtant c'est ce à quoi je pense en ce moment.
Conakry, tu me manque !

[François Kokelaere]

Bonjour,

C'est vrai que cet article est trop sympa et qu'il nous replonge dans l'ambiance très particulière des répétitions de ballets à Conakry pour ceux qui ont eu la chance d'y assister longtemps.

Par contre, il faut mieux attendre un peu que ça se calme en Guinée car le pays vient de vivre une crise sans précédent depuis la disparition de Sékou Touré en 84. La vie a l'air de reprendre doucement son cours mais le problème de fond, l'absence de gestion du pays, est loin d'être réglé.

Bien cordialement.

[Jojo07]

Malheureusement, comme tu dis, c'est loin d'être réglé...
En plus deux de mes amis fotés sont en ce moment même à Conakry, et je n'ai pas de nouvelles ; je suppose que tout va bien pour eux mais je m'inquiète quand même un peu, même si je sais pour les connaitre qu'ils ne sont pas n'importe qui (è rareli fan !) et qu'ils sont bien entourés.
Mais enfin, un accident bête est si vite arrivé

Bonne chance les amis !

Et merci encore pour ton article Fransoua.